Les politiques du rivage : protection, gestion du risque… et dérogations

Le littoral breton doit gérer les contradictions propres à son développement : une attractivité touristique et résidentielle d’un côté et des risques climatiques toujours plus présents de l’autre. Au fil des années, diverses réglementations s’empilent afin de préciser des règles de conservation du littoral et d’adaptation à la montée du niveau de la mer. Mais de nombreuses dérogations s’exercent en pratique et maintiennent un statu quo court-termiste.

Longtemps « territoire du vide »1, le littoral attire dès le XIXe siècle les populations et les activités économiques qui vont coloniser de façon croissante le bord de mer. L’urbanisation accélérée de l’après-guerre et ses ravages engendrent cependant une prise de conscience et, en réponse, des efforts de régulation. Première forme d’intervention, le Conservatoire du Littoral, créé en 1975, met en œuvre une politique d’acquisition foncière et de préservation des espaces côtiers. Dans son sillage, la Loi littoral du 3 janvier 1986, votée à l’unanimité des parlementaires, instaure la mesure forte d’une inconstructibilité de la bande des 100 mètres pour 1212 communes riveraines des mers et eaux intérieures, afin de protéger les espaces naturels. Toutefois, cette loi laisse aussi la porte ouverte, dès l’origine, à des projets de développement urbanistique car elle confère aux décideurs locaux un pouvoir d’arbitrage entre les intérêts d’aménagement et de préservation de la nature, non sans engendrer un contentieux contestant leurs choix.

Cette réglementation et ce contentieux protègent une partie des côtes bretonnes de l’urbanisation galopante observée ailleurs, mais font aussi l’objet de remises en cause récurrentes face à une contrainte normative jugée trop lourde. Produit de cette contestation, la loi ELAN de 2018 (évolution du logement, de l’aménagement et du numérique) prévoit des dérogations pour des constructions en discontinuité avec les zones urbanisées : logements sociaux, production d’énergie solaire photovoltaïque ou thermique. Exemple récent de ce régime dérogatoire, un décret du 29 décembre 2023 établit une liste de 22 friches soustraites aux obligations de la Loi littoral, dont plusieurs en Bretagne, de Sarzeau à Plestin-les-Grèves.

Au fil des années, d’autres régulations vont venir s’ajouter à ce socle initial. Les « Schémas de mise en valeur de la mer » visent à affiner la gestion côtière par territoire, mais restent cantonnés en Bretagne à deux zones : Golfe du Morbihan (1998), Trégor-Goëlo (2006). A partir des années 2010, la prévention du risque de submersion devient une priorité après les dévastations de la tempête Xynthia et engendre un corpus réglementaire spécifique. Dans la même décennie, les politiques d’adaptation au changement climatique introduisent des outils de lutte contre l’érosion et de gestion du trait de côte (« Stratégie nationale de gestion intégrée du trait de côte« , 2012). Certaines de ces réglementations convergent vers une plus grande protection des espaces littoraux. La territorialisation des risques côtiers freine alors l’urbanisation : la prise en compte de ces dangers s’opère dans les documents d’urbanisme et dans les Chartes des Parcs naturels et peut se traduire par des annulations de permis de construire, comme dans le cas récent d’une habitation à Larmor-Plage (Morbihan). Par définition, les politiques des risques donnent aux services de l’Etat une place prépondérante et font prévaloir la sécurité des populations et la préservation du patrimoine commun qu’est le littoral.

Mais la portée des leçons tirées de Xynthia se révèle aussi limitée dix ans plus tard : la mise en œuvre de ces politiques reste négociée avec des pouvoirs locaux attentifs au développement de leur territoire. L’affaiblissement global des moyens de l’Etat donne aussi une place croissante à l’ingénierie privée dans la fabrication de l’action publique. Dernière strate de régulation en date, la politique nationale du trait de côte débouche en 2021 sur la loi Climat et Résilience, qui introduit une obligation de cartographie pour les communes concernées, des outils d’aide à la relocalisation (baux réels d’adaptation au changement climatique), auxquels s’ajoutent les contraintes liées aux objectifs dits ZAN (Zéro artificialisation nette). L’usage concret de ces dispositions reste cependant encore incertain, au vu des effets de substitution entre des corpus réglementaires plus ou moins contraignants. Les procédures de la loi Climat et Résilience laissent ainsi plus de marges dans la mesure de l’aléa que les Plans de Prévention des Risques Inondation (PPRI), et donc plus de liberté de manœuvre aux communes et intercommunalités dans la délimitation des zones inconstructibles d’aléa fort.

Figure 1 : Carte réglementaire du Plan de prévention des risques de submersion (PPRSM) de Saint-Malo, approuvé le 8 juillet 2017. La « zone d’autorisation restreinte » est un zonage dérogatoire à la règle d’inconstructibilité (“Zone d’intérêt stratégique”, annulée par l’Etat en 2022). Source : https://site.din.developpement-durable.gouv.fr/public/cartographie

Le rôle d’accompagnement de la région

Dans le face à face, autour du littoral, entre le pouvoir central de l’Etat et le pouvoir local des communes et de leurs groupements, la Région Bretagne reste dans un rôle d’accompagnement et de facilitation des évolutions. La collectivité régionale a précisé ce positionnement en février 2024 par un document d’orientation stratégique sur l’adaptation des territoires au recul du trait de côte.

Celui-ci actualise sa politique « Mer et Littoral » qui abordait jusqu’alors très peu le changement climatique. La Région complète la règle du Schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET) relative à l’adaptation (III-7), qui s’impose aux documents de planification locaux : elle y introduit la nécessaire référence à un horizon de 30 ans et 100 ans pour identifier les espaces littoraux exposés au recul du trait de côte via la submersion ou l’érosion. L’objectif imposé aux communes est d’anticiper ces évolutions, avec des relocalisations à l’échelle intercommunale, des solutions d’aménagement fondées sur la nature ainsi qu’une défense du territoire par des ouvrages « de manière exceptionnelle et lorsque les enjeux socio-économiques le justifient ». La Région, pour sa part, affiche sa volonté de protéger les 22 ports qui sont sous sa responsabilité de gestionnaire d’infrastructures et d’y concentrer ses financements. Ailleurs, elle reconnaît la prévalence des intercommunalités dans le choix des stratégies locales, celles-ci pouvant mobiliser les taxes affectées à la compétence GEMAPI (Gestion des Milieux Aquatiques et Prévention des Inondations). Agissant à distance, la Région privilégie un « accompagnement » par la diffusion, le partage d’expérience, la mobilisation de fonds européens, et le soutien à la définition de stratégies locales intégrées ou de prévention des inondations.

Au total, les politiques antérieures du littoral sont marquées par une forte continuité, entre affirmation de principes généraux – protection du rivage, prévention des risques et aujourd’hui adaptation – et exceptions dérogatoires au cas par cas, quand « les enjeux socio-économiques le justifient ». En l’absence de précisions sur ce critère clé, le risque est grand de laisser s’exprimer les intérêts et des enjeux de court terme, ignorant les coûts socio-économiques supérieurs, à long terme, d’un défaut d’adaptation ou de mal-adaptation.


  1. Corbin A., « Le territoire du vide : l’Occident et le désir du rivage (1750-1840) », Ed. Aubier, 1988 ↩︎