La montée du niveau de la mer est un fait avéré pour les scientifiques et est déjà traduit dans les documents réglementaires territoriaux. Mais l’appropriation et la compréhension de ce fait par l’ensemble social se révèle un enjeu majeur pour permettre la mise en œuvre d’actions concrètes et de pratiques adaptées.
Pour agir face à la hausse du niveau de la mer, un des paris sociétaux opté par les décideurs, en plus des règlements, des lois et des contraintes, est celui de la pédagogie, de l’explication, de la diffusion des informations afin de permettre les prises de décisions les plus adaptées et acceptables par toutes et tous. Ce pari renforce pour les scientifiques l’intérêt de mesurer en amont les degrés de compréhension des phénomènes liés au changement climatique par les différents acteurs, dont celui de la montée du niveau de la mer. Généralement, les appréhensions différentes de ces phénomènes se perçoivent à travers les échanges entre acteurs (élus, habitants, techniciens des collectivités, agents de l’État…) qui peuvent se cristalliser autour de postures conflictuelles, et parfois rendre l’échange et le débat presque impossibles. Chacun essaie alors de défendre le point de vue lié à sa position sociale sur un registre différent, les uns défendant un intérêt particulier bien compréhensible (sa liberté individuelle, sa propriété, son bien immobilier, son travail, par exemple), les autres mobilisant l’intérêt général difficilement appréhendable et qui se dilue dans des propos divers : la sécurité des personnes, la protection de l’environnement, la limitation des dépenses publiques, etc. Les différentes représentations sociales, articulant perception et compréhension, génèrent alors un rapport positif ou négatif aux décisions de l’action publique.
Une des dimensions explicatives porte sur le fait que les acteurs ne raisonnent pas sur les mêmes échelles temporelles. La dimension du temps (chronos) est classique en sciences sociales et incontournable sur une thématique comme celle du changement climatique. Lorsqu’ils sont interrogés sur leurs représentations ou leurs pratiques, les acteurs sociaux font émerger leurs différents rapports au temps. Certains racontent l’érosion, les submersions ou le sentier littoral observés dans la période vécue sur une ou deux générations. D’autres mobilisent la temporalité des analyses scientifiques, en particulier les échelles de temps géologiques avec par exemple la médiatisation de la notion d’Anthropocène. Et enfin il y a également la temporalité de l’action dans le présent en prévision d’un futur plus ou moins proche.
Le temps passé pour comprendre le présent
Le temps rétrospectif s’impose en géomorphologie : ainsi pour comprendre l’évolution du trait de côte, il est nécessaire de mobiliser des données temporelles afin de clarifier ce qui est du registre d’une évolution naturelle et ce qui est en lien avec le changement climatique causé par l’activité humaine. Ce positionnement initialement porté par les scientifiques peut être repris par l’ensemble des acteurs sociaux avec plus ou moins de confusions car certaines échelles de temps utilisées dans les disciplines scientifiques ne sont pas familières. L’Holocène ça commence quand ? Et le quaternaire ? Qui ne se mélange pas entre les dates de début et de fin de siècle ? Le XXIe siècle commence-t-il bien en 2001 ? Les acteurs confrontés aux événements du temps présent appréhendent difficilement ceux qui se déclenchent après un long processus à bas bruit et qui apparaissent comme révélateur, à un instant T, d’une dynamique enclenchée bien en amont.
Photo 1 : Les menhirs nord-ouest du cromlech d’Er Lannic, aujourd’hui à moitié immergés, nous rappellent la longue échelle de temps des variations du niveau marin. © Sémhur Wikimedia.
Le temps de l’action
Le temps de l’action est souvent articulé autour de l’immédiateté, en réponse à des besoins ou demandes citoyennes auxquelles les élus doivent répondre rapidement : « c’est toujours dans l’immédiat, il faut qu’on arrive toujours à trouver la solution dans l’urgence »1. Les élus insistent sur le fait que dans leur quotidien, le changement climatique n’est pas une préoccupation prioritaire et qu’il est dès lors difficile de mobiliser sur ce sujet. Une seconde dimension interroge l’action, l’intervention pour laquelle les élus et techniciens pensent qu’il faudrait la mettre en œuvre dès à présent pour le futur, alors que celle-ci n’aurait d’effets visibles, « concrets » que dans plusieurs années, voire décennies. Cette dimension, comme celle de l’inaction qui consiste à renoncer à un enrochement détruit lors d’une tempête par exemple, pose un problème à certains élus souhaitant que leurs décisions soient visibles et palpables par leurs concitoyens sur le temps du mandat.
Le temps vécu pour penser l’avenir
Le temps du vécu correspond à ce que les participants observent à travers les pratiques et qu’ils inscrivent plus ou moins dans un temps court : par exemple, des acteurs qui ne voient pas les changements qui ont lieu sur une flèche littorale et qui ne les prennent pas en compte alors que les observations scientifiques prouvent l’inverse et invitent à l’anticipation. Il y a également ceux qui prennent en considération les effets de nouvelles pratiques, par exemple, le piétinement sur les sentiers côtiers dont ils pensent qu’il accélérerait l’érosion, mais dont la quantification précise n’est pas toujours évidente au regard des autres processus. Le temps du vécu, c’est aussi l’attention portée aux pratiques du citoyen qui met en place des gestes dans son quotidien pour limiter son empreinte carbone et que les pouvoirs publics accompagnent ou incitent (aire de covoiturage, aide financière à l’isolation des logements, consommation alimentaire…). Dans les pratiques professionnelles, le tourisme ou la conchyliculture par exemple, les individus se réfèrent aussi à des cycles du temps de l’exploitation des ressources et de la production, qui ne sont pas les mêmes pour tous et s’inscrivent dans des temporalités différentes.
Ces dernières années sont marquées par la perception d’une forme d’accélération des processus et peut-être du changement2, lisible à travers toutes sortes d’actions d’adaptation de pratiques de culture, de choix d’espèces, de renouvellement ou pas des équipements côtiers,… Mais à ce stade les discussions se terminent souvent en points de suspension devant la difficulté à hiérarchiser ce qu’il convient de faire.
Le temps du futur
Le temps du futur s’appuie sur des modèles et projections scientifiques basés sur les données connues du passé. Les projections comportent par définition des incertitudes qu’il est nécessaire de comprendre, et d’accepter. « On ne peut pas savoir, on dit toujours c’est le mois le plus chaud depuis telle année, en fait, ça dédramatise la chose parce qu’on se dit que cela a déjà existé, peut-être que c’est un cycle, on n’en sait rien » (parole d’élu). En effet, les projections ne sont pas la comparaison d’une situation présente à un instant T à un équivalent au passé mais bien le résultat de calculs qui utilisent les lois de la physique et de la chimie pour simuler une évolution sans cesse testée, validée et réévaluée.
La question du changement climatique s’inscrit sur une échelle temporelle multiséculaire. Les échanges entre acteurs sociaux montrent une grande variation entre leur perception de la montée du niveau de la mer et les échelles de temps qu’ils mobilisent pour se l’expliquer. Cet écart nécessite, en amont des discussions, des ajustements pour situer, cadrer l’échange dans un registre temporel commun quand il s’agit de prendre une décision pour l’action.
Titre : Perceptions et rapports au temps face à la montée de la mer
Auteur : Haut Conseil Breton pour le Climat
Année de publication : 2024
Type : Rapport
Citation : HAUT CONSEIL BRETON POUR LE CLIMAT, 2024, « Perception et rapport au temps pour l’action », Bulletin annuel 2024, p. 25-27